Vivre au jour le jour: les aspects des services sociaux qui entravent et exacerbent la réflexion sur l'avenir des personnes âgées qui ont vécu en situation d'itinérance
By Diandra Serrano, Montreal Regional Coordinator, McGill, & Émilie Cormier, Doctoral Research Assitant, UQAM
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L’attitude vis-à-vis du futur influence considérablement la communication des préférences en ce qui concerne les soins à venir et ceux relatifs à la fin de vie et en facilite la planification. Ces facteurs sont connus pour favoriser l'adaptation, l'ajustement et la qualité de vie à un âge avancé et/ou lorsque la santé d'une personne devient plus fragile (Brinkman-Stoppelenburg, 2014 ; Detering et al., 2010). En raison des besoins de santé potentiellement accrus associés à la fois au vieillissement et à l'itinérance, ainsi que de la nécessité de coordination des services et des ressources pour en assurer l’accès, la réflexion sur l'avenir devient d'autant plus importante pour les personnes âgées ayant une expérience de l'itinérance (PASI). Malgré les avantages évidents de la planification des soins, différents facteurs semblent toutefois rendre la réflexion sur l’avenir hors de portée pour de nombreuses PASI.
Nos réflexions sur les possibilités et les capacités des PASI à envisager le futur émergent de notre travail en tant qu'assistantes de recherche au sein de deux études, l'une étant Vieillir Au Bon Endroit, qui explore les besoins et les préférences en termes de logement des personnes âgées ayant vécu l'itinérance dans trois villes du Canada, et l'autre étant une branche du projet Actions gouvernementales au Québec : Impacts sur les personnes âgées en situation de marginalisation ou d'exclusion sociale, qui s’attarde aux besoins de services, aux enjeux d'accessibilité et aux lacunes et innovations dans la coordination des ressources pour les personnes âgées en situation d’itinérance au Québec. Le fait de recueillir les témoignages de PASI dans le cadre de ces études nous a permis de réfléchir à la façon dont les expériences actuelles de précarité et d'itinérance ainsi que leur entrecroisement avec d'autres variables importantes, influent sur l’attitude vis-à-vis du futur d’une personne et la mesure à laquelle elle a la possibilité de se considérer et de considérer ses besoins de santé psychosociale et physique à venir.
Notre réflexion s’articule autour de la façon dont les éléments du système actuel de services sociaux empêchent de penser à l'avenir pour les PASI en renforçant un mode de vie axé sur la survie (Bourgeois- Guérin et al., 2020) au quotidien, en exacerbant le sentiment de menace permanente, et en contribuant à la stigmatisation et au blâme intériorisés par le biais d'un mirage d'opportunités de services.
Renforcer un mode de vie axé sur la survie au quotidien
Conformément à certaines études (Bourgeois-Guérin et al., 2020), peu importe le contexte de vie des PASI rencontrées, il semblait y avoir une intersection visible entre le besoin d’adopter un mode de vie axé sur la survie et une capacité réduite à penser au lendemain. Le quotidien des participants vivant dans la rue était largement organisé autour des services auxquels ils accédaient, tandis que les personnes vivant dans des logements à plus long terme organisaient leurs routines en fonction des horaires et des attentes de l'organisation. Cooper (2014) a montré que l'institutionnalisation du temps par les organismes qui soutiennent les communautés ayant une expérience de l'itinérance exacerbe le besoin d'adopter un mode de vie axé sur la survie.
Le fait de vivre dans la rue implique de constamment considérer les organismes qui offrent des services pour répondre aux besoins fondamentaux, notamment prendre une douche, se nourrir et avoir un endroit pour dormir. Les difficultés d'accès aux services semblent faire en sorte que satisfaire les besoins de base devient un fardeau quotidien : il faut marcher, attendre, et ce au risque de parfois, malgré tout, ne pas obtenir le service recherché. Bien que les résidents des logements à plus long terme voient leurs besoins de base, comme le logement et la nourriture, satisfaits, tous les PASI, quel que soit leur accès au logement, semblent avoir de la difficulté à survivre du point de vue identitaire, en trouvant un espace pour être soi-même et s'exprimer, dans le contexte du système des services sociaux. Dans les circonstances, étant donné la quantité d’énergie émotionnelle, psychologique et physique requise pour littéralement ou plus métaphoriquement survivre au jour le jour, il semble qu'il reste peu voire plus d'énergie pour penser au lendemain, et encore moins pour penser à un avenir à plus long terme.
Exacerber le sentiment de menace permanente
La menace sans relâche qui pèse sur le bien-être et la sécurité d’une personne peut contribuer au sentiment d'être "coincé", en raison de l'activation permanente de ses réponses défensives (Kozlowska et al., 2015). Pour de nombreux participants, la menace imposée par la rareté des ressources et les expériences de mauvais traitements et de discrimination au sein du système des services sociaux est explicite et permanente. Certaines PASI qui vivent sans logement ont répondu à cette menace perçue en se retirant des services, se mettant à risque de voir une variété de leurs besoins de santé psychosociale et physique non satisfaits et ainsi aggraver leur situation. En raison du manque de choix, d'autres PASI qui vivent dans diverses situations liées au continuum de l’itinérance ont pris la décision de continuer à accéder aux ressources, quitte à augmenter le risque d'être soumis à un préjudice permanent. Ces expériences de menace relationnelle et sociale semblent avoir deux influences majeures sur leur attitude vis-à-vis du futur et leur capacité à le penser. Alors que pour certains, le manque de choix les laisse coincés dans leur contexte actuel, pour d’autres, la menace permanente intensifie les stratégies d'évitement ou de repli sur soi, qui en viennent à se traduire par une difficulté à imaginer un avenir "meilleur" ou "différent".
Contribuer à la stigmatisation et au blâme intériorisés
Les années de listes d'attente, la paperasse interminable pour accéder aux services et les promesses de stratégies de services sociaux pour soutenir la communauté des personnes en situation d'itinérance sont autant d’éléments cachés derrière le mirage des opportunités de services sociaux. Les participants qui ont pris des mesures de planification, qu’ils vivent sans logement ou qu’ils aient un logement à plus long terme, ont souvent été découragés par les longs délais, le stress de trouver leur chemin dans le système, le manque de choix et le fait d'être ballotté entre les ressources et les intervenants. Le sentiment de désespoir quant à la possibilité de changement est aussi aggravé par des messages symboliques externes – l’infrastructures des tours à condos et la construction de bâtiments de luxe à proximité destinés à une autre tranche de la population, mais qui s’édifient à proximité des espaces qu’ils et elles occupent- qui contribuent au sentiment d'être moins importants ou oubliés par le gouvernement et la société. Cependant, tout en reconnaissant le manque de suivi de la part du gouvernement et de la société, les participants ont souvent intériorisé les préjugés liés à leur expérience de l’itinérance et
s’attribuent le tort de ne pas arriver à accéder aux services et à améliorer leur sort. Il nous apparait que les schémas internes critiques qui sont favorisés par le mirage des opportunités de services ont le potentiel de diminuer l'auto-efficacité (Jahn et al., 2020) tout en contribuant au maintien des problèmes et des barrières structurels du système des services sociaux.
Pour plus d'informations sur les actions gouvernementales au Québec : Impacts sur les personnes âgées en situation de marginalisation ou d'exclusion sociale, veuillez accéder au lien suivant :
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Références :
Bourgeois-Guérin, V., Grenier, A., Bourgeois-Guérin, É., Sussman, T., & Rothwell, D. (2020). «Vieillir dans la rue » : Interprétations du temps par les aînés en situation d’itinérance. Revue québécoise de psychologie, 41(2), 83-104. https://doi.org/10.7202/1072288ar
Brinkman-Stoppelenburg, A., Rietjens, J. A. C., & van der Heide, A. (2014). The effects of advance care planning on end-of-life care: A systematic review. Palliative Medicine , 28(8). https://doi.org/10.1177/0269216314526272
Cooper, A. (2014). Time seizures and the self: Institutional temporalities and self-preservation among homeless women. Culture, Medicine, and Psychiatry, 39(1), 162–185. https://doi.org/10.1007/s11013-014-9405-8
Detering, K. M., Hancock, A. D., Reade, M. C., & Silvester, W. (2010). The impact of advance care planning on end of life care in elderly patients: Randomised controlled trial. BMJ, 340(mar23 1), c1345–c1345. https://doi.org/10.1136/bmj.c1345
Jahn, D. R., Leith, J., Muralidharan, A., Brown, C. H., Drapalski, A. L., Hack, S., & Lucksted, A. (2020). The influence of experiences of stigma on recovery: Mediating roles of internalized stigma, self-esteem, and self-efficacy. Psychiatric Rehabilitation Journal, 43(2), 97–105. https://doi.org/10.1037/prj0000377
Kozlowska, K., Walker, P., McLean, L., & Carrive, P. (2015). Fear and the Defense Cascade:Clinical Implications and Management. Harvard Review of Psychiatry, 23(4), 263–287. https://doi.org/10.1097/hrp.0000000000000065
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