[Chapitre 2, Questioning
Technology, traduit par Anne-Marie Feenberg]
Technocratie et rébellion : Les
Événements de mai de 1968
Introduction: une intersection
historique
Mille neuf cent soixante-huit a été l'année cruciale de la
contestation par la nouvelle gauche partout dans le monde occidental, et
particulièrement en
Les Événements de mai marquèrent le point culminant de
l’influence de la Nouvelle Gauche des années 60. Ils donnèrent également le
premier signal de l'instabilité politique qui allait envahir une grande partie
de l'Europe méridionale dans les années soixante-dix. En 1968 personne n'
imaginait que les événements seraient relayés par un mouvement électoral tel
que l'Eurocommunisme. A l’époque, on parlait de la “sénilité" et de la
“sclérose" des partis officiels d'opposition. En fait les Événements de
mai renversèrent non pas l'Etat Gaulliste, mais les horizons idéologiques étroits
de la vieille gauche qu'ils interpellèrent en défiant le capitalisme de façon
nouvelle. Les Evénements ont transformé l'image populaire du socialisme en
Cependant, cette victoire ne put apporter de changement social
radical. Les partis socialistes et communistes jouèrent avec les idées
circulant dans la gauche extraparlementaire depuis 1968, mais en fin de compte
inscrirent banalement à leur programme des nationalisations avant de fuire
précipitemment dans le conservatisme fiscal. Déçus, les nouveaux mouvements
sociaux, tels que les mouvements écologiques et féministes, finirent par sortir
de l'ombre des partis établis de gauche.1 En
même temps, les intellectuels français se libérèrent du fardeau moral du
communisme qui avait pesé sur eux depuis la deuxième guerre mondiale. De
nouveaux mouvements théoriques associés à Foucault, Deleuze, Baudrillard
achevèrent la coupure avec la vieille gauche commencée en 1968.
Dans ce chapitre je voudrais revoir en analysant des documents
de l’époque les Événe-ments de mai à la lumière de quatre thèmes centraux : la
logique de la révolte des étudiants; les relations entre les ouvriers et les
étudiants; la crise idéologique des couches moyennes; et la nouvelle image
libertaire du socialisme.
La lutte contre la technocratie a joué un rôle central dans
chacun de ces domaines. A mesure que les grandes sociétes et les organismes de
l’Etat envahissaient de plus en plus les institutions sociales, et que la
technologie menaçait d'envahir des domaines protégés tels que l'enseignement et
la médecine, on finit par défier le progrès constitué par les développements technologiques
aveugles. Un tract d'étudiant exprime l'idée ainsi: "refusons
catégoriquement l'idéologie du RENDEMENT et du PROGRES ou les pseudo-forces du
même nom. Le progrès sera ce que nous voulons qu'il soit"
("L'Amnistie des Yeux Crevés "). En provoquant autour de ce thème le
gouvernement français et son opposition officielle, les Événements de mai ont
inventé une nouvelle politique.
Technocratie
et révolte des étudiants
"Pourquoi se battent-ils? Parce qu’ils refusent de
devenir les chiens de garde de la bourgeoisie" ("Roche
Démission").
Dans les sociétés modernes, la hiérarchie de la richesse et du
pouvoir est censée refléter les degrés de capacités de la population. La seule
richesse ou la naissance ne justifient plus le privilège. Maintenant ce sont
l'éducation et la compétence qui ont cette fonction. Voilà la thèse
fondamentale de la technocratie post-industrielle. Bien sûr, la technocratie
est davantage une idéologie qu'une réalité. Bien que le progrès technologique
ait réellement transformé la bureaucratie moderne, l'administration
technocratique dans les sociétés socialistes et capitalistes avancées trouve
des justifications à l'exercice du pouvoir par les élites politiques et
économiques; elle ne les remplace dans aucune de ces sociétés.
Mais si l'idéologie technocratique n'est pas tout à fait
vraie, elle est assez plausible et on y crut suffisament pour changer l'image
de l'université, source de la compétence technique. Vers la fin des années
soixante, la résistance étudiante se dirigea d'abord contre la pression
croissante visant à l’intégration technocratique de l'université et de la
société.2 En France, l’université profondément
traditionnelle vit la montée de la technocratie avec consternation et refusa de
s’adapter à un monde qu'elle rejetait. En Amérique le mouvement surgit
simultanément avec la création de la "multiversity" moderne, plus que jamais au service du monde des
affaires et de l’Etat.
L'éducation de masse contribua certainement à une vie
estudiantine moins agréable et moins prestigieuse. Cependant, les mouvements
des années soixante n'étaient pas simplement des réactions au déclin de la
qualité de la vie d'étudiant. Beaucoup plus importante était la relation des
étudiants à la société en général et leur vision de l'université comme
institution sociale. Pendant Les Événements de mai un tract qui s’appelait
"L'Amnistie des Yeux Crevés " devint en quelque sorte le manifeste du
mouvement. Il commence ainsi: "il n'y a plus de problème étudiant.
L'étudiant est une notion périmée" ("L'Amnistie des Yeux
Crevés"). Ce tract, comme beaucoup d'autres, affirma que la révolte des
étudiants ne concernait pas la situation dans les universités. On pouvait
constater ce même refus de se limiter aux problèmes estudiantins dans les
mouvements étudiant américain, chinois, italien, mexicain, et en fait dans la
plupart des principaux mouvements étudiant des années soixante (Daedalus: Winter, 1968). Bien que les changements
dans l'université aient souvent formé l’arrière fond de ces révoltes, les
étudiants passèrent rapidement au delà des revendications de réforme de l'université
pour protester au nom d’objectifs universels tels que la paix et la liberté.
La plupart des mouvements étudiant des années soixante se
définissaient par la solidarité avec les opprimés au nom desquels ils
exprimaient ces revendications universelles. Aux Etats-Unis le mouvement
étudiant lutta au nom des noirs et des viet-namiens; on ne peut le comprendre
qu’en termes de liens de solidarité, imaginaires ou réels, qui le lièrent à ces
groupes opprimés. De même, le mouvement étudiant français se basait sur la
solidarité avec les travailleurs. L'universalisme de ces mouvements était
particulièrement étonnant en Occident, où la révolte des étudiants permit de
réfuter en pratique la soi-disant "fin de l'idéologie."
On appela la nouvelle université "l’usine à savoirs,";
une usine qui produit des savoirs et des savants (Kerr, 1963). Elle fournit des
membres à la hiérarchie technocratique, et c'est également le lieu où l’on
découvre le nouveau savoir scientifique qu’utilise cette hiérarchie. La lutte,
affirme un tract:
“est motivée en particulier par le fait que l'université est
devenue de plus en plus un terrain essentiel: l'intensification de la réalité
répressive de l'université, de son rôle croissant dans la reproduction sociale,
de sa participation active au maintien de l'ordre établi (cf. les sciences
sociales en particulier), du rôle de la science et de la recherche dans le
développe-ment économique, tout exige l'institution d'un droit à la
contestation permanente de l'université, de ses buts, de son idéologie, du
contenu de ses "produits" ("Camarades," Action, numéro 1, 7 Mai 1968: 4).
En outre, l'université ressemble à une technocratie parce
qu'elle aussi est divisée en qualifiés et non qualifiés, en savants et
ignorants. Il y a ainsi une équivalence métaphorique entre la société, qui
soi-disant se fonde sur le savoir, et l'université, qui le fait réellement. A
en juger par les nombreux tracts et articles qu'ils ont écrit pendant et après
les événements, les étudiants français virent l'université comme un modèle
idéalisé du monde social où les différences dans le savoir justifent les
différentes fonctions et privilèges. Un tract commente ainsi : "pour nous
le corps professoral et le corps étudiant ne sont que des grotesques
miniaturisations des classes sociales, projetées sur le milieu universitaire,
et c'est pourquoi nous refusons au corps professoral le droit d'exister en tant
que tel" ("Université de Contestation").
Bien que la plupart des étudiants français n’eût pas d’argent
en 1968, ils étaient prédesti-nés à prendre leur place dans les hiérarchies des
affaires et de l’admistration après avoir reçu leur diplôme. Ils ne pouvaient
pas se définir en termes de pauvreté et d'exploitation, et en fait étaient
considérés par les travailleurs comme oppresseurs éventuels. La seule
ressemblance significative entre les travailleurs et les étudiants était leur
manque de qualifications. Dans n'importe quelle autre société cette convergence
n’aurait eu aucune importance, mais dans une société dominée par l'idéologie technocratique,
où toutes les formes de subordination se justifient en termes de niveau
d'expertise, on pouvait dire que les étudiants étaient soumis à la même
domination que les travailleurs, dans sa forme la plus abstraite et la plus
pure. La montée du chômage parmi les diplômés d'université rendait l'analogie
d’autant plus convaincante. C’est ainsi que les étudiants affrontèrent les
tâches auxquelles ils étaient destinés en tant que professeurs et cadres, et
les rejetèrent. Ils espéraient pouvoir changer le système avant qu'il ne leur
incombe de le faire fonctionner.
“Aujourd'hui les étudiants prennent conscience de ce qu’on
veut faire d’eux: les cadres du système économique existant, payés pour le
faire fonctionner au mieux. Leur combat concerne tous les travailleurs car il
est le leur: ils refusent de devenir des professeurs au service d’un
enseignement qui sélectionne les fils de la bourgeoisie et qui élimine les
autres; les sociologues fabricants de slogans pour les campagnes électorales du
gouvernement, des psychologues chargés de faire “fonctionner” les "équipes
de travail" selon les meilleurs intérêts du patron; des cadres chargés
d’appliquer contre les travailleurs un système auquel ils sont eux-mêmes
soumis.” (" Pourquoi Nous Nous Battons, " Action, numéro 1, 7 Mai 1968: 4).
De même qu’il était possible de généraliser une vision de la
domination en termes de l'idéologie technocratique, on pouvait rendre plus
universelle la revendication d’élargissement du champ de liberté et
d'initiative. En creusant l'analogie entre l'université et la société, les
étudiants découvrirent le caractère arbitraire général des structures établies
du pouvoir dans l’ensemble de la société. Ceci explique pourquoi les étudiants
n'ont pas tant cherché à détruire la hiérarchie du savoir à l'université, qu’à
détruire la hiérarchie dans la société où qu'ils devaient bientôt entrer. Le
mécontentement vis-à-vis de l'université visant l’enseignement et
l’administration organisée autour de principes de l'idéologie technocrati-que,
se déplaça vers le gouvernement et le système économique. Selon un tract du
Mouvement du 22 Mars:
“Les étudiants, les lycéens, les jeunes chômeurs, les
professeurs et les travailleurs n'ont pas lutté au coude à coude sur les
barricades vendredi dernier pour sauver une université au service exclusif des
seuls intérêts de la bourgeoisie: C'est une génération entière de futurs cadres
qui se refusent à être les planificateurs des besoins de la bourgeoisie et les
agents de l'exploitation et de la répression des travailleurs.”
("Continuons La Lutte dans La rue").
Le langage de ces tracts a un air faussement démodé. Il
rappelle la longue tradition des intellectuels français se plaçant au service
de la classe ouvrière par les bons offices du parti communiste. Mais comme nous
le verrons, les étudiants français de 1968 n'avaient rien en commun avec les
intellectuels classiques motivés par charité pour leurs inférieurs sociaux. En
fait, un graffiti sur les murs de
N'y avait-il pas un anti-intellectualisme implicite dans le
refus des étudiants de leur propre rôle? On a souvent lancé cette accusation.
Pourtant il serait plus exact de dire que la révolte à l'université était une
lutte contre l'utilisation d’arguments invoquant la nécessité technique et
l'autorité intellectuelle pour justifier un système de domination. Ainsi ce
n'était pas l’intellect que les étudiants rejettaient, mais la technocratie
quand ils disaient qu'ils "ne veulent plus être gouvernés passivement par
“des lois scientifiques”, par les lois de l'économie ou par les
“impératifs" techniques.”
“L’amnistie des yeux aveuglés” continue:
“Refusons catégoriquement l'idéologie du RENDEMENT ET du
PROGRES ou des pseudo-forces du même genre. Le progrès sera ce que nous
voudrons qu’il soit. Refusons les pièges du luxe et du nécessaire— ces besoins
stéréotypés et imposés à tous pour que chaque travailleur se fasse travailler
lui-meme au nom ‘des lois naturelles’ de l'économie.
“TRAVAILLEURS de toutes natures, ne nous laissons pas duper.
Ne confondons pas la division TECHNIQUE du travail et la division HIÉRARCHISEE
des autorités et des pouvoirs. La première est nécessaire, la seconde est
superflue et doit être remplacée par un échange égaitaire de nos forces de
travail et de nos services au sein d’une société libérée” ("Amnistie des
Yeux Crevés ").
En somme, les étudiants se sont trouvés au coeur d'une
contradiction qui caractérise toutes les sociétés modernes, la contradiction
entre d’une part les vastes connaissances et richesses de ces sociétés et la
créativité qu'ils exigent de leurs membres, et d’autre part l'usage médiocre
fait de ces connaissances, richesses et créativité. Et ils croyaient que la
solution au problème se trouvait dans la transformation du rôle des
connaissances —et leur propre rôle dans l'avenir — dans la structure sociale.
Ils écrivent: "nous refusons d'être des érudits, coupés de la réalité
sociale. Nous refusons d'être utilisés au profit de la classe dirigeante. Nous
voulons supprimer la séparation entre travail d’exécution, et travail de réflexion
et d’organisation. Nous voulons construire une société sans classes"
("Votre Lutte est La Notre").
L'Alliance
Ouvrier-Etudiant
“La liberté c’est le crime qui contient tous les crimes. C'est
notre arme absolue” (Graffiti des murs de Paris, 1968).
Dans une société qui prétend être fondée sur le savoir, on
peut considérer la révolte à l'université comme une réfutation de toutes les
prétentions de la hiérarchie sociale. Elle prouve qu'il y a de sérieuses
défaillances dans la citadelle même du savoir. Dans la mesure où l’analyse
idéologique de l’université est modelée sur
Mais pour que la révolution se produise réellement, les
relations modèle-réalité à l'université doivent être renversées. Les étudiants
pouvaient généraliser leur mouvement parce que l'université leur apparaissait
comme une métaphore de la société. Mais pour que d'autres en dehors de
l'université comprennent la signification du mouvement étudiant, il fallait
qu’ils en perçoivent la ressemblance avec leurs propres luttes. C'était le but
de beaucoup de la propagande des étudiants qui prit comme modèle la lutte
révolutionnaire classique pour décrire le mouvement étudiant afin d’en faire un
exemple pour la société tout entière. Ainsi pouvait-on boucler le cercle de
l'idéologie et de la réalité, et l’utilisation réciproque du modèle comme métaphore
et réalité pouvait en faire le symbole de la lutte sociale généralisée.
Le mouvement ouvrier a fourni aux étudiants la métaphore
dominante pour décrire leur propre lutte. Ce choix découla d'un sens réaliste
des limitations d'une révolte isolée d'étudiants, et aussi du prestige de
l'idéologie traditionnelle de gauche. Ainsi pendant les premiers jours du
mouvement, de nombreux tracts furent distribués pour justifier la violence aux
ouvriers et aussi pour les y inciter.
“OUVRIERS,
—Vous aussi êtes contraints de lutter pour défendre vos
conquêtes contre les offensives du pouvoirs.
—Vous aussi vous vous êtes heurtés aux CRS et aux Gardes
Mobiles, venus réduire votre résistance.
—Vous aussi vous avez été calomniés par la grande presse aux
mains du Patronat et par la radio, aux mains du Pouvoir.
Vous savez que la violence est dans l'ordre social existant.
Vous savez qu'elle frappe ceux qui osent le contester: la matraque des CRS est
venue répondre à nos revendications; de même les crosses des Gardes Mobiles
sont venus répondre aux travaileurs de
Bientôt les tracts des étudiants commencèrent à établir un
parallèle entre les revendica-tions des étudiants et celles des travailleurs:
"entre vos problèmes et les nôtres il y a certaines ressemblances: le
travail et les offres d’emplois , les normes et les cadences, les droits
syndicaux, l’autogestion" ("Camarades Ouvriers").
Les occupations d'usine qui suivirent rapidement montraient
clairement la réciprocité de la relation modèle-réalité: elles furent codées
simultanément par l’occupation par les étudiants de la Sorbonne, commencée le
13 mai, et par les occupations semblables d'usine en 1936, qu’on pourrait
décrire à leur tour comme modèle des actions des étudiants. Un tract qui fut
largement distribué aux ouvriers s’intitula "Votre lutte est la
nôtre!" Les étudiants y annoncent: "votre lutte et notre lutte sont
convergentes. Il faut détruire tout ce qui isole les uns des autres (habitude,
les journaux, etc...). Il faut faire la jonction entre les entreprises et les
facultés occupées" ("Votre Lutte est la Notre").
Dans quelle mesure cette stratégie a-t-elle réussi? La révolte
des étudiants français provoqua une grève générale de millions de travailleurs.
Les grévistes saisirent des centaines d'entreprises partout dans le pays,
paralysant le commerce et les transports pendant plus d'un mois. Le
gouvernement lui aussi était en grande partie impuissant, et il n’y avait que
la police et l'armée professionnelle pour soutenir l'Etat chancelant.
Cependant il est difficile de mesurer le soutien des
travailleurs aux objectifs mêmes du mouvement étudiant. Les étudiants avait peu
d’influence sur les grandes organisations de la classe ouvrière telles que le
parti communiste et la Confédération Générale du Travail (CGT), la fédération
syndicale menée par les communistes. Continuant en général à limiter la lutte
des syndicats aux questions de salaires et de conditions de travail et la lutte
politique aux élections, le parti n’a pas reconnu ce qu'il y avait de nouveau
dans le mouvement: la revendication de l'autogestion pour les ouvriers et de la
transformation de la vie quotidienne et de la culture. En conséquence, les
communistes ont du faire face à la nouvelle opposition étudiante contestant sur
leur gauche leur position de dirigeants de la classe ouvrière.
Les communistes contre-attaquèrent en accusant les étudiants
de gauchisme — auquel les étudiants répondirent en accusant le parti d'une
autre déviation également grave, "d'opportunisme." Ce genre
d’insultes éculées avait circulé depuis des années. Mais à la différence des
luttes précédentes entre les communistes français et les vieilles sectes
anarchiste, Trotskiste et Maoïste, les étudiants sortirent cette fois-ci de
leur isolement traditionnel. Jamais une crise sociale aussi profonde n’avait
été orchestrée contre la volonté d'un parti communiste aussi puissant.
Dans un tract intitulé “vers un gauchisme de masse," un
groupe Trotskiste commenta: "le rôle rempli par les ' gauchistes’ était, dans certaines limites, celui qu'une direction
authentiquement révolutionnaire aurait pu jouer: prévoir le mouvement (et ce
n'est pas une question de dates), l'organiser, le diriger" ("Vers un
Gauchisme de Masse"). Que de tels propos aient pu être tenus prouve que
les communistes avaient sous-estimé de façon désastreuse la conscience
politique des ouvriers qu'ils essayaient de diriger.
La deuxième grande fédération syndicales, la Confédération
Française Démocratique du Travail (CFDT), fut entraînée dans le mouvement,
adopta les symboles et les objectifs proposés par les étudiants, au moins
verbalement, et prôna une stratégie de réformes structurales bien à gauche de
ce qu’avançaient les communistes. Dans un tract important distribué par la CFDT
le 18 mai, cette organisation s’adressa aux ouvriers avec une interprétation du
mouvement qui ressemblait à celle des étudiants.
“Les contraintes et les structures insupportables contre
lesquelles les étudiants se sont élevés existent pareillement, et de façon
encore plus intolérable, dans les usines, les chantiers, et les bureaux.
“Le gouvernement a cédé aux étudiants. À la liberté dans les
universités doit correspon-dre la liberté dans les entreprises. A la monarchie
industrielle et administrative, il faut substituer des structures démocratiques
à base d’autogestion.
“Le moment d’agir est venu” ("La CFDT s'adresse aux
travailleurs").
Malgré ce soutien verbal, les activistes étudiants décidèrent
de lancer un appel directe-ment aux ouvriers sans passer par les syndicats.
Dans une certaine mesure ils réussirent, bien qu'il leur fût impossible de
surmonter en quelques semaines les effets d'années d'ignorance mutuelle. En
tous cas, c’est ce que les étudiants essayèrent de faire, encouragés par la
grève massive qui commença indépendamment des partis et des syndicats, par le
refus d'un accord que les syndicats avaient négocié avec le gouvernement et les
entreprises, par la brève radicalisation du parti communiste à la fin de mai
quand sous la pression de la base il exigea la démission de de Gaulle, et par
l'arrivé des ouvriers révolutionnaires à la Sorbonne, sur les barricades, lors
des réunions d'entreprises et de syndicats.
En fait deux groupes de travailleurs ont été profondément
influencés par la stratégie étudiante, et ce fut leur refus de terminer la
grève et leur participation aux combats de rue qui permet de parler d'une
réelle alliance travailleurs-étudiants en mai. Le premier de ces deux groupes
était les techniciens, en particulier ceux organisés par la CFDT, qui au fil
des années était devenue leur représentant principal. L'idée de l'autogestion
avait un attrait plus immédiat pour ces travailleurs que pour tous les autres.
Ils étaient très qualifiés et se sentaient capables de diriger les entreprises
où ils travaillaient. La CFDT avait réagi à ce sentiment bien avant les
Événements de mai en revendicant un rôle dans la direction.3 La
discussion classique de l’attitude des techniciens se trouve chez Serge Mallet
(1963). Plus tard Mallet affirma que les Evénements de mai confirmait son
approche.
Les jeunes travailleurs étaient attirés par le mouvement
étudiant pour d'autres raisons. Ils se montrèrent extrêmement combatifs et
attendaient avec impatience la révolution. Beaucoup d'entre eux rejoignèrent
les étudiants sur les barricades et luttèrent contre la police. Ils
participèrent aux comités de coordination ouvrier-étudiant et ont influencé les
idées que les étudiants se faisaient des travailleurs tout en étant influencés
à leur tour par les étudiants. Dans certains cas les événements les incitèrent
à joindre un des groupuscules Maoïstes ou Trotskistes qui florissaient à
l’époque.
Ces jeunes ouvriers demandaient la révolution violente et
immédiate, parfois avec mépris ou condescendance envers leurs ainés et le parti
qui n’étaient pas parvenus à la faire. Beaucoup d'ouvriers plus âgés,
pensaient-ils, s'étaient résignés; par contre, eux n'avaient aucune intention
de suivre les traces de leur père; ils n'allaient pas "avaler" les
défaites et les humiliations sans faire leur essai de liberté, en dépit de ce
que les anciens des syndicats, plus sages, pouvaient leur conseiller.
Des phénomènes parallèles se produisirent les deux années
suivantes parmi les jeunes ouvriers en Italie, en particulier ceux d'origine
méridionale. Ils étaient même moins intégrés aux organisations des syndicats et
des partis établis que leurs homologues français, un facteur qui semble
directement lié à leur combativité intense. Faisant souvent partie de la
première génération venue dans la ville, sans aucune
Des luttes semblables eurent lieu aux Etats-Unis plusieurs
années après, dont la plus célèbre était la grève de Lordstown en 1971-1972.
Les jeunes ouvriers, moins mécontents des récompenses que des servitudes du
travail industriel, firent une nouvelle sorte de grève, indicative des
changements profonds dans les aspirations des ouvriers des sociétés
capitalistes avancées (Aronowitz, 1973: chap. 2).
Ainsi la nouvelle gauche ne fut pas exclusivement une affaire
d’étudiants. Les travail-leurs industriels, dont on pensait qu’ils se
contentaient de hausses de salaire périodiques, se manifestèrent avec des
revendications de pouvoir et de contrôle sur le processus du travail. En
Au service
du peuple
“l’obéissance commence par la conscience et la conscience par
la désobéissance” (Graffiti des murs de Paris, 1968).
Les luttes de mai disloquèrent brièvement une des fondements
de la démocratie capita-liste: l'allégeance des couches moyennes aux partis et
aux institutions établis. L'opposition éclata parmi les professeurs, les
journalistes, les employés dans “l' industrie de la culture," parmi les
travailleurs des services sociaux et les fonctionnaires, et aussi parmi les
cadres de bas et moyen niveau. C'en est fait l'image d'une classe moyenne
politiquement et socialement conformiste, que proposent les analyses classiques
du "col blanc" de C. Wright Mills et de William Whyte., qui fut mise
à mal. Très vite les étudiants virent leur propre révolte incorporée dans des
mouvements beaucoup plus larges de groupes professionnels auxquels l'université
donne accès.
L’explication des Événements de mai a produit une floraison de
théories, et il n’est pas possible de passer en revue ces discussions ici.5 L'étude
du rôle des couches moyennes pendant les Événements de mai ne peut pas
entièrement résoudre les problèmes théoriques, mais elle peut nous montrer
comment elles se comprenaient et agissaient pour soutenir un mouvement
révolutionnaire en cours. Cette perspective montre l'artificialité des
tentatives de faire tenir les couches moyennes dans la théorie de classe
traditionnelle.
Pendant les Événements de mai il y avait des courageux pour
essayer de convaincre les couches moyennes qu'elles faisaient partie des
travailleurs ordinaires. Roger Garaudy, entre autres, proposa que les
ingénieurs, les techniciens, les employés de bureau et les cadres "avaient
été prolétairisés" "parce que la mécanisation des tâches
administratives et des fonctions de gestion élimine de plus en plus la
frontière entre l'employé comme manipulateur d’ordinateurs, pour donner un
exemple, et le travailleur travaillant dans des conditions
d'automatisation" (Garaudy, 1968: 9). Cette description ignorait tout
simplement le fait que ces mêmes employés "prolétarisés" remplissent
les postes de la technocratie qui dirige la société. Les marxistes plus
traditionnels ont également mal interprété ce phénomène en reléguant les
couches moyennes à la petite bourgeoisie, comme s'il y avait une ressemblance
significative entre faire marcher une épicerie de quartier et gérer un secteur
de l'Etat ou l’administration de grandes entreprises.
En fait, les couches moyennes révoltées ne se voyaient pas
comme membres ni de la classe dirigente ni de la classe ouvrière et, contrairement
à celle-ci, leurs revendications étaient principalement sociales et politiques.
Ils protestaient contre l'absurdité de la "société de consommation";
ils dénoncaient l'organisation bureaucratique de leur travail et exigeaient le
droit de participer à la détermination de ses objectifs. Il y avait une autre
différence entre les luttes les plus avancées des couches moyennes et celles
des travailleurs. Le mouvement de ces derniers parlait au nom du
"peuple"; les couches moyennes exprimèrent leur désir de reporter
leur allégeance de l'Etat et du capital "au peuple." Ce langage
semblait impliquer qu'elles se situaient en effet au milieu de la hiérarchie
sociale, ni dominantes, ni dominées. Leur position intermédiaire reflète le
rôle ambigu des "travaileurs du savoir" dans une société
technocratique, pris entre les élites traditionnelles et la masse de la population.
Quelques exemples peuvent clarifier cette idée.
1. L'enseignement. Pendant les Événements de mai les lycées et les universités en
solidarité avec le mouvement déclarèrent leur "autonomie". Selon l’un
des tracts: "l'autonomie de l’instruction publique est un acte politique
de sécession à l’égard d'un pouvoir qui a définitivement failli à sa tâche
quant à la défense des intérêts réels de la collectivité en manière
d’éducation" (Le Mouvement, numéro 3, Censier, juin 3, 1968).
Mais que voulait dire “autonomie"? L'université en
révolte espérait-elle s'isoler de la société? Un long tract d’un groupe
d'enseignants de gauche explique pourquoi ce n’était pas possible:
“Les victimes principales du fonctionnement et de
l’organisation actuels du système scolaire sont, par définition, à l’extérieur
du système pour en avoir été éliminé; par conséquent, les groupes dont la voix
ne s’est pas fait entendre dans la discussion universitaire, discussion entre
les bénéficiaires du système, sont ceux mêmes qui auraient le plus directement
intérêt à une transformation réelle du système...
Toute mise en question de l’institution scolaire qui ne porte
pas fondamentalement sur sa fonction d’élimination des classes populaires, et
par là, sur la fonction de conservation sociale du système scolaire, est
nécessairement fictive.
En déclarant l'université “ouverte aux travailleurs” même s’il
ne s’agit là que d’un geste symbolique et illusoire, les étudiants ont montré
au moins qu’ils étaient ouverts à un problème qui ne saurait être résolu que
par une action sur les mécanismes qui interdisent l’accès de certaines classes
à l’enseignement supérieur” (Schnapp et Vidal-Naquet, 1968: 695).6
Leur réflexion sur ce genre de problèmes mena les étudiants à
revendiquer “l’autonomie" en termes concrets de propositions pour
"l'éducation permanente pour tous." Ainsi l'autonomie n'était pas une
fin en soi; c'était précisément en devenant autonome que l'université pourrait
changer son allégeance de classe et réduire la distance sociale qui la séparait
du reste de la société. Revendiquer une plus grande autonomie par rapport à l'Etat impliquait moins d'autonomie vis-à-vis de la population qu’on
invitait à participer à la réforme de l'université.
2. Les Communications. L'industrie des communications fut également boulversée par
les Evénements de mai. Des employés du secteur nationalisé firent grève en
revendiquant "une radio et télévision au service de tous, et non d’un
parti" (Téléciné, numéro 143, juillet 1968). C'était l’équivalent des revendications
des étudiants et du corps enseignant pour la démocratisation de l’enseignement.
“L'autonomie” était également le slogan qui marqua les tentatives du personnel
de Radio-Television pour se libérer de la surveillance étouffante de l'Etat
Gaulliste. Essentiellement, ils revendiquèrent le droit de dire la vérité. Mais
dans le cadre des événements, cette revendication avait une signification
politique assez claire: elle signifiait leur soutien au mouvement lorsqu’il en
communiquaient les les activités. Donc ici aussi, l'autonomie vis-à-vis de
l'Etat impliquait des relations plus étroites avec le peuple.
3. La fonction publique. Beaucoup de ministères furent fermés en mai par leurs propres
employés, en grève par solidarité avec le mouvement. Toutes les protestations
réunissaient les éléments suivants: un ensemble de revendications de conditions
de travail plus démocratiques et l’abolition de politiques qui de l’avis des
fonctionnaires s’opposaient aux intérêts du peuple.
Même le ministère des finances, si solennel hatituellement,
participa au mouvement. Le modèle étudiant y fut reproduit, avec ses
occupations, ses assemblées générales et ses commissions de réforme. Un tract
en décrit l'histoire:
“En même temps que les étudiants soulevés dans toutes les
universités de
“L’assemblée des personnels de l'administration centrale de
l'économie et des finances réunie le 21 mai, a décidé La grève continue. Au
ministère des finances, comme dans la plupart des services annexes et à
l'institut national de statistique, les fonctionnaires ont arrêté le travail et
occupé les locaux.
“Le 21 mai une manifestation réunissait rue de Rivoli 500
fonctionnaires des finances réclamant une administration au service du peuple
et ‘un changement radical de politique économique et sociale’” ("Grève au
Ministère des Finances: On Debré-Ye")”
Les événements semblables se produisaient au ministère de
l’Urbanisme et du Logement, qui distribua un tract avec le paragraphe
significatif suivant:
“Fonctionnaires au service de la collectivité, nous sommes
devenus paradoxalement et pour beaucoup à notre corps défendant, le symbole de
la paperasserie. Une conception erronée du rôle de l'Administration, jointe à
l'absence de concertation dans l’élaboration de décisions et dans leur mise en
oeuvre font qu’au lieu d'être l’élément moteur de l’Urbanisme, de l’Equipement
et du Logement, nous en sommes les freins que tous les usagers voudraient voir
sauter.” ("
Dans ces cas l'idéologie professionaliste du "service
public" glisse imperceptiblement vers la rhétorique Maoïste de “servir le
peuple”. Les fonctionnaires, comme les étudiants et les employés des
communications, essayèrent d'inclure les exclus, et de transférer leur
allégeance de l'Etat à la population comme s’ils représentaient eux-mêmes un
terme moyen.
4. Les cadres d’affaires. Sans doute la plupart des cadres d'affaires étaits hostile au
mouvement. Cependant, une minorité importante le soutenait. Comme l’a noté un
commentateur :
“On m’expliqua qu’en Loire-Atlantique les cadres se sont
solidarisés avec les ouvriers en nombre impressionnant, ce qui ne s’était
jamais vu. Or le soutien aux revendications salariales n'était pas l’essentiel:
c’est le thème de la gestion qui a cimenté l'union. Les cadres sont frustrés
par la trop grande centralisation des organismes publics: ils restent dans
leurs bureaux à signer des papiers, mais n'ont pas un pouvoir de décision”
("Toute une Ville Découvre le Pouvoir Populaire," (Cahiers de Mai, numéro 1, mai 15, 1968: 6). 44
Le 20 mai 1500 cadres se réunirent à la Sorbonne pour exprimer
leur sympathie avec le mouvement. Plusieurs centaines d'entre eux saisirent le
siège social à
5. Les experts techniques. Les événements atteignirent même un bureau d'études financé
par l’Etat. Les chercheurs y étaient bien payés pour faire des enquêtes et des
études pour différents ministères, en général à propos de projets de travaux
publics. Pourtant même avant mai ils souffraient d'un malaise indéniable. Ils
se rendaient compte que leurs rapports, une fois devenus la “propriété" du
ministère qui les avait demandés, servaient à justifier des politiques déjà
établies; ou bien étaient abandonnés s’ils ne s’accordaient pas avec les
politiques en question. Souvent les chercheurs pensaient que ces politiques
n'étaient pas dans le meilleur intérêt des populations qu’on leur avait demandé
d’étudier. C'était une situation aliénante et pendant mai, "il est apparu
soudain intolérable que le chercheur n'ait finalement aucun droit de regard sur
le produit de son travail" ("Les Bureaux de Recherches," Action, juin 24, 1968).
Cependant il ne pouvait pas être question de revendiquer le
contrôle pour satisfaire un intérêt personnel. Aussitôt après avoir déclaré la
grève les chercheurs essayèrent de se joindre aux personnes dont ils
souhaitaient servir les intérêts. Leur syndicat déclara, "les travailleurs
du syndicat national des Sciences Humaines affirment leur volonté de voir leur
travail mis au service des travailleurs et non au service du patronat et de l’appareil
d’Etat capitaliste" ("Les Bureaux de Recherches," Action, juin 24, 1968). Concrètement, ils
apportèrent de l'aide financière aux grévistes et fournirent gratuitement une
étude de l'emploi dans les banlieues de
Ces exemples illustrent un modèle commun. En mai '68 ce n’est
pas tant un sentiment d’inutilité ou de culpabilité vis-à-vis de leurs
privilèges qui animait les couches moyennes françaises mais plutôt celui d’être
maltraitées par les dirigents au pouvoir. On comprend mieux leur position
radicale comme un appel à la population afin de pouvoir réorienter leur travail
dans des voies plus humanitaires et plus productives. En 1971, quand le parti
communiste français mit à jour son attitude envers les couches moyennes, ses
théoriciens en décrivirent les nouvelles possibilités politiques.
“Avant ces transformations, le soutien des couches
intermédiaires, et notamment des intellectuels, aux luttes ouvrières
apparaissait, par la force des choses, comme une rupture, comme un ralliement à
la cause prolétarienne Aujourd'hui il ne s’agit plus de ralliements individuels
mais d’une entente à établir entre les couches sociales ayant des intérêts
communs et qui peuvent construire ensemble un avenir démocratique.” (Le capitalisme
monopoliste d'Etat, 1971: I, 240).
Cette explication reflète l'expérience des Événements de mai
et contribue à expliquer l’avènement de l'alliance électorale du parti
communiste, représentant principalement les travailleurs, et le parti
socialiste qui, après les Evénements, est devenu le représentant d'une grande
partie des couches moyennes. Cependant, elle sous-estime toujours le
radicalisme des revendications des partisans les plus politisés du mouvement.
“L’ entente" qu'ils attendaient n'était pas que politique, mais aussi bien
sociale et économique. Elle devait être fondée sur la transformation de la
division du travail dans une société autogérée.
Autogestion:
Stratégie et but
“L’humanité ne pourra vivre libre que lorsque le dernier
capitaliste aura été pendu avec les tripes du dernier bureaucrate” (Graffiti
des murs de Paris, 1968).
L'histoire des révolutions est le récit d’avenirs anticipés
qui ne se sont jamais réalisés. Ce sont des ramifications du courant principal
de l'histoire qui la ponctuent avec des images successives de la liberté.
L'imagination collective de ceux qui se révoltent rappelle et retouche ces
images conformément aux conditions qui varient selon l’époque et le lieu. En
opposition à la sagesse admise —que la société est destin, que l'individu doit
s'adapter pour survivre —les révolutions exigent que la société s’adapte aux
individus. Cette exigence ouvre un abîme vertigineux aux pieds de peuples
entiers qui jusqu’à là foulaient le sol ferme de la vie quotidienne.
Même après la défaite la mémoire de la révolution reste comme
une évidence indélébile que l'histoire pourrait être faite par les êtres
humains au lieu d'être simplement subie. Parfois cette mémoire influence la
pratique quotidienne de la politique d'un peuple pendant de longues périodes
entre les révolutions, de sorte qu’elle ne se perd pas complètement et réanime
de nouvelles offensives lorsque les révolutions se relayent à travers les
décennies et les générations. Voila ce qui s’est produit en
Selon Walter Benjamin, la révolution est "le saut d'un
Mais la grève générale de mai et juin était-elle vraiment
révolutionnaire? S’agissait-il d’un mouvement économique ou politique, d’un
mouvement pour des hausses de salaire ou pour le socialisme? Avait-t-elle une
stratégie pratique? Les divers groupes de participants étaient-ils unis? Il n’y
a pas de réponse à ces questions ainsi formulées. La grève générale, considérée
comme une forme de résistance ouvrière traditionnelle, est toujours économique
aussi bien que politique, tout comme l’étaient les Evénements de mai
(Luxemberg, 1970: 186). Aucun mouvement révolutionnaire n’a de plan précis au
départ. Ils sont au contraire poussés en avant vers des solutions aux problèmes
qu'ils créent eux-mêmes quand ils abandonnent les méthodes établies. À cet
égard les Événements de mai étaient assez typiques des premiers stades de
nombreuses révolutions urbaines.
Que l’on qualifie les Événements de mai de révolution ou non,
il s'est produit un phénomène extraordinaire à la fin , losque les ouvriers et
les étudiants exigèrent la démission d'un gouvernement qui ne pouvait même plus
contrôler l’administration de l'Etat, et encore moins le pays. Dans cet instant
d'hésitation à la fin de mai la nation était en suspens tandis que les
travailleurs et le gouvernement calculaient leurs chances. A ce moment-là le
mouvement se mua en autre chose que la somme totale de luttes particulières
pour des intérêts immédiats. La déobéissance massive à toute autorité, quelle
que fût la raison immédiate, déclencha une réaction en chaîne dans le creuset
où se forma une volonté politique. Que voulait-elle? La réponse à cette
question exige un bref détour historique.
Sans la propagande socialiste pendant des générations par la
gauche française "officielle”, et en particulier le parti communiste
français, les Événements de mai n'aurait certainement pas eu un soutien ouvrier
aussi considérable. Mais les communistes n'avaient rien à offrir au mouvement
de 1968. La différence la plus importante entre les communistes et le mouvement
se manifesta dans l’attitude envers l'Etat. En mai 1968 le parti communiste
français était entièrement voué à une stratégie électorale. Son but était
d’établir "une alliance anti-monopole" capable de remporter une
majorité parlementaire et de créer "une démocratie avancée comme étape
vers le socialisme." Mais en même temps les communistes français étaient
parmi les défenseurs les plus fidèles de l'Union soviétique. Les partis
socialistes modérés, qui devaient être leurs alliés, et qui représentaient des
employés, petites entreprises et petits agriculteurs , étaient
inconditionellement opposés au modèle socialiste russe. Le Parti niait avoir
des intentions dictatoriales et proclamait sa dévotion à la démocratie.
Pourtant il ne critiqua jamais l'absence de ce système souhaitable en Union
soviétique, défaillance qui mettait en cause sa sincérité.
En outre, la stratégie communiste identifia le socialisme à un
vaste programme de nationalisations lequel, selon les étudiants, laisserait
intactes l'appareil administratif de l'Etat et des grandes entreprises et
concentrerait encore plus de pouvoir au sommet de l'hiérarchie sociale. En même
temps, les socialistes modérés s’étaient attribué le rôle de maintenir la
séparation entre l'économie et l'Etat, ce qui a toujours fondé la conception
libérale de la liberté. Il semblait inévitable qu’une pareille alliance
s’annulle.
Le problème, tel qu’il fut posé par les partis, était en fait
insoluble. En tous cas, les vieilles libertés commençaient à s’effriter du fait
de l'identification croissante entre les grandes entreprises et l'Etat, la
planification organisée de l'économie par les monopoles et les oligopoles, la
bureaucratisation croissante des institutions sociales majeures, et la
manipulation toujours plus efficace des consommateurs et des électeurs par les
media de masse. La stratégie communiste semblait changer seulement les hommes
au sommet, mais non pas la structure de domination. La nationalisation de
l'économie accomplirait simplement le projet technocratique du capitalisme
monopolistique lui-même, quelque soit son contenu social.
Le courant principal du mouvement étudiant rejeta toute la
stratégie politique des partis de gauche. L'erreur, disaient-ils, était de
viser l'Etat comme l'objet et non comme l'ennemi de la lutte, de conserver les
formes bureaucratiques d'administration, et de concevoir le socialisme et la
démocratie exclusivement en termes du degré d'intervention de l'Etat dans
l'économie. Les étudiants revendiquaient au contraire la fin à la division du
travail technocratique comme base d’un modèle radicalement nouveau d’une
société socialiste.
Selon les révolutionnaires, le pouvoir institutionnalisé du
capitalisme moderne dans chaque domaine de la vie quotidienne, son contrôle sur
la culture de masse, rendait une victoire électorale de la gauche sinon
impossible, pour le moins un faible substitut à une révolution attaquant les
sources de la reproduction sociale. Comme le note un tract,
“Dans la situation actuelle cette participation obtenue
passivement sous la pression des modèles d’intégration au système de la
consommation de masse et la recherche de promotion sociale, représente en
réalité la forme moderne de l'oppression qui cesse d’être exclusivement
matérialisée dans l'Etat. L'instrument du pouvoir capitaliste ne réside donc
plus tellement dans ce dernier que dans la soumission des travailleurs aux
modèles de la société de consommation et à toutes les formes différenciées
d'autorité qui assurent son fonctionne-ment” ("Quel est le Sens des
Elections Qui Nous Sont Imposé"). 47
Cette analyse n'a pas été réfutée par l'histoire ultérieure de
la gauche française. C'était pour de telles raisons que les activistes de mai
revendiquèrent un socialisme résultant d'un mouvement révolutionnaire de masse,
qui ne changerait pas simplement les hommes au sommet, mais qui briserait la
hiérarchie et la remplacerait par de nouveaux principes de coordination
sociale. Le socialisme devait émerger non pas d'une victoire électorale, mais
de la transformation de la grève générale en une "grève active" où
les ouvriers remettraient leurs usines à l’oeuvre de leur propre initiative.
(Pareil événement effectivement eut lieu dans un certain nombre de localités
(Guin, 1969).) Une fois l'économie remise en
L'autogestion, un des buts de cette révolution, servirait
également de stratégie dans la lutte contre le capitalisme. Cette stratégie
avait un triple aspect. D'abord, elle mettrait fin à la léthargie et
l'atomisation de la grève générale, faciliterait l'organisation indépendante
des travailleurs en une force politique puissante, et rendrait très difficile
au gouvernement de se mobiliser contre la sécession d’industries et de régions
entières. Deuxièmement, la grève active était censée changer l'équilibre du
pouvoir idéologique entre le capital et les travailleurs en faisant ressortir
l'obsolescence de la propriété capitaliste. Si les ouvriers n'avaient pas
besoin des capitalistes pour faire marcher l'économie, la population entière
serait encouragée à les suivre. Troisièmement, elle assurerait le passage du
capitalisme au socialisme par l'action populaire, dans une forme qui limiterait
le pouvoir de l'Etat après la révolution, sauvegardant la nouvelle société du
Stalinisme et de l'oppression techno-bureaucratique. La stratégie est expliquée
dans le tract reproduit à la page suivante ("Nous Continuons la Lutte".)
En
À cet égard les Événements de mai sont plutôt comparables à la
dernière grande vague des révolutions européennes qui ont suivi la première
guerre mondiale, où des millions de travailleurs à travers l'Europe formèrent
des conseils ouvriers plus ou moins spontanément pour subordonner
l'industrialisme au contrôle direct des producteurs immédiats. Partout, sauf en
Russie, ces révolutions ont échoué, et nous connaissons le destin des conseils
ouvriers en Union Soviétique. Il n’est pas sûr qu'elles auraient échoué de
façon aussi absolue dans des pays plus riches tels que l'Allemagne qui
connaissait également des révolutions à l’époque et qui aurait pu être un
terrain plus favorable au programme communiste des conseils que la Russie. En tous
cas, le Stalinisme devait bientôt enterrer la question. 7
En conséquence, l'industrialisme a continué à se développer
sur la voie établie par ses origines capitalistes. Son problème essentiel reste
le contrôle sur la main-d'oeuvre qui, sans propriété ou identification avec
l'entreprise, n'a pas vraiment de bonnes raisons d’en favoriser la réussite.
Les instruments de ce contrôle, la gestion et la conception technique, ont
ancré le système si profondément dans la conscience et la pratique qu'il semble
lui-même le résultat du progrès. On oublie que le système s’est formé non
seulement à partir de nécessités techniques mais aussi à la suite de tensions
de la lutte de classe.
Le communisme des conseils proposait de fonder la gestion et
la technologie non pas sur les besoins du capital mais sur ceux des
travailleurs, exprimés par des votes dans des élections dans chaque entreprise.
Naturellement les détails pratiques ne furent jamais réglés, mais il est
vraisemblable que des employés relativement instruits d'un pays capitaliste
avancé pourraient se substituer aux actionnaires pour guider la politique de
l'entreprise. Ils seraient certainement plus au courant et plus près des
questions que la plupart des actionnaires. La transformation de longue durée de
l'industrialisme qu’impliquerait ce changement serait plus significative que
tout ce que pourrait accomplir la substitution de bureaucrates de l’Etat aux
capitalistes à la tête d'un système avec des structures semblables.8
Les Événements de mai rétablirent sous le nom de l'autogestion
cette tradition oubliée des conseils communistes. La cible de la protestation
dans cette nouvelle situation n'était pas simplement le contrôle capitaliste de
l'économie, mais plus généralement le contrôle technocratique de la société, la
propagation d'un pouvoir administratif fondé sur la médiation technique. Il est
bien sûr loin d’être évident que s’il avait duré plus longtemps, le mouvement
aurait pu coordonner ces deux luttes, le mouvement anti-technocratique des
étudiants et des couches moyennes avec le mouvement des travailleurs contre le
capitalisme. Etant donné sa conception ouvrieriste du pouvoir, le communisme
des conseils aurait rencontré sans doute des difficultés à maîtriser un ordre
social reposant sur tant de formes diverses de la médiation technique soutenue
par tant d'administrations différentes. Certains de ces problèmes seront
discutés plus en détail dans le sixième chapitre.
Néanmoins, on pourrait considérer ce mouvement comme un retour
radical à l'idée de la révolution sociale, d'une révolution qui déplace l'Etat du centre de la scène
afin de permettre à l'initiative de la base de se substituer à la domination
politique venant d'un centre fixe. Les drapeaux noirs côtoyaient les drapeaux
rouges en
Pour appeler les Événements de mai une "révolution"
il n'est pas nécessaire de prouver que le gouvernement aurait pu être renversé
par une insurrection à ce moment-là. Ce qui définit une révolution n'est pas
qu'elle renverse l'Etat, mais qu'elle mette brusquement la société existante en
question dans l’esprit de millions de gens et les pousse effectivement à
l'action. Une révolution est une tentative de millions de personnes
d'influencer la résolution d'une crise sociale profonde par des moyens violents
ou illégaux, afin de rétablir la communauté sur de nouvelles bases. C'est
précisément ce qui s'est produit pendant mai: les formes sociales étaient comme
liquéfiées dans les individus qu’elles avaient coordonnés et qui avaient rendu
possible la vieille société. C'était ce qu’un révolutionnaire français
précédant, Saint-Just, avait appelé "le moment public," le moment où
le contrat social est examiné et reconstitué dans l'action (Saint-Just, 1963:
20).
Les
Conséquences
Bien que les Événements de mai n’aient pas réussi à renverser
l'Etat, ils ont accompli une autre chose importante, une redéfinition
anti-technocratique de l'idée du progrès qui subsiste jusqu’à présent dans une
variété de formes. Comme d'autres mouvements semblables autour du monde, les
Événements de mai déclenchèrent un processus de changement culturel qui a
transformé l’idée de la résistance, déplacé la notion d’opposition de
l'exploitation à l'aliénation, et préparé le refus de l'autoritarisme stalinien
dans les nouveaux mouvements sociaux. C'était à ce changement culturel plus
profond que Sartre fit allusion quand il dit des événements de mai qu'ils
"avaient élargi le champ du possible."
La nouvelle gauche a inauguré une période de changement
culturel qui a renouvelé l'imagination sociale. Le sentiment d'impuissance
devant les vastes forces du progrès, cultivé par la technocratie d'après-guerre
a fait place à l'activisme dans beaucoup de domaines. Des buts ambitieux
formulés en termes révolutionnaires absolus dans les années soixante ont été
petit-à-petit retraduits en réformes plus modestes mais plus réalisables. Sans
les luttes de ces années-là comme toile de fond il est difficile d'imaginer
l'évolution des professions centré sur les clients, la transformation de
pratiques médicales dans des domaines tels que l'accouche-ment et la recherche
clinique, la participation dans la gestion et la conception technique, les
applications communicationnelles des ordinateurs, et les progrès technologiques
respectant l'environnement.
Il est de bon ton maintenant de rejeter la nouvelle gauche
comme une aberration. Cette attitude repose sur une vue étroite de ses causes
et de ses conséquences. Si la nouvelle gauche avait simplement été un accès de
narcissisme adolescent, alors en effet elle mériterait à peine qu’on y fasse
encore attention. Mais nous vivons entourés d’arguments contre ce jugement
sommaire, si manifestes qu’on ne s’en rend même plus compte. Dans le domaine
qui nous intéresse ici, ces mouvements étaient des précurseurs qui annoncèrent
les limites du pouvoir technocratique. Dans les chapitres qui suivent
j'essayerai d'élaborer une description théorique de la technologie qui peut
rendre compréhensible l'espoir exprimé par ces étudiants qui, en 1968, ont
proclamé malgré tout, que “le progrès sera ce que nous voulons qu'il
soit."
Notes
1 Pour un compte rendu circonspect de l’impact à long terme des
Evénements, voir Weber (1988). Voir Singer (1970) et Harmon et Rotman (1987)
pour l’histoire des Evénements eux-mêmes.
2 Le thème de la technocracie fut le plus important pour les
commentateurs de mai 1968. La discussion de
3 Pour une discussion plus détaillée des relations entre
travailleurs et étudiants, voir l’analyse de Vidal, dans P. Dubois et al,
(1971) 41
4L’importance
de l’aspiration au pouvoir pendant les Evénements de mai est démontrée par des
preuves statistiques dans un article de Seeman (1972), 399.
5 Voir
6 Parmi les signataires figurent P. Bourdieu, R. Castel, A.
Culioli, J. Derrida, L. Goldmann, J. Le Goff, E. Leroy-Ladurie, L. Marin, J.B.
Pontalis, et P. Ricoeur.
7Pour
une discussion de la théorie de Korsch des conseils communistes et la
socialisation, et les traductions de textes, voir Kellner (1977)
8 Pour les contributions importantes récentes à ce débat peu
concluant sur la possibilité du socialisme, voir Scheickart (1993) et Stiglitz
(1994)
9 Pour une discussion de ces tensions au sein du marxisme, voir
Thomas (1994)